SOURD SILENCE

Publié le par Bertrand Tremblay

Mon royaume silence
Mon royaume silence

1

lls s’étaient déjà rencontrés dans un camp de vacances. Ils avaient partagé leur temps en activités physiques et culturelles. Depuis cette rencontre, il s’était écoulé plusieurs années. Il s’était développé entre eux une profonde complicité, malgré le court laps de temps vécu ensemble. Lui, il ne l’avait pas oublié. En était-il ainsi de cet ami occasionnel, mais si marquant? Qu’était-il devenu? Pouvait-il encore lui faire confiance?

Ce matin-là, le temps était splendide. Le soleil pénétrait en coin dans la pièce où il se trouvait. Il se sentait d’humeur agréable et heureux. Plongé dans ses mémoires, il revoyait cette époque qu’il aimerait tant revivre. Il était assoiffé d’ouverture et de partage.

- Va-t-il la lui envoyer, te demandes-tu?

Au moment où tu te poses cette question, le carillon sonne à la porte. Une femme répond.

- Voici le courrier de monsieur, dit le facteur.

- Il vient à votre rencontre, annonce-t-elle.

Tout naturellement, il plia la lettre et la plaça dans une enveloppe. Il s’approcha et la remit au facteur.

- À expédier comme courrier prioritaire », l’informa-t-il.

Il se sentit soulagé. Une nouvelle étape en vue de la compréhension mutuelle lui semblait franchie. Depuis tout ce temps, il cherchait le moyen de l’entretenir de son problème de communication qu’il vivait comme un vide.

- Il a bien dû s’en rendre compte à l’époque où on s’est connu, pensa-t-il.

Il s’interrogeait beaucoup sur ce que pouvait signifier l’expression « sourd silence » et il préparait le destinataire de la lettre à ce sujet. Souvent, on lit l’expression : « le silence est d’or ». Celle-ci s’applique à certaines situations. Prenons l’exemple de celle où deux personnes se trouvent au même endroit. Elles ne conversent pas. Elles ne sont pas brouillées non plus. Elles sont silencieuses. Le silence est recherché par elles pour se ressourcer, penser à leur relation, mijoter des projets et donner plus de sens à leur présence et à leur vie commune. Ce silence est paisible et réparateur : il est d’or. Tel n’est pas le sens du sourd silence qui dérange.

2

Essentiellement, le contenu de sa lettre se présentait en ces termes.

« Aucune donnée historique n’est fournie quant à la naissance ou à l’apparition des difficultés liées à la surdité. Chaque être peut naître sourd ou le devenir. Qui n’a pas à l’esprit le cliché de ce patriarche à qui l’on parle à travers une cloche collée à son oreille? Qui n’a pas lu ces contes fantastiques, écrits à des périodes antérieures, qui contiennent des descriptions de personnages sourds? « La surdité est vieille comme le monde », dira-t-on. Évidemment, on peut assumer qu’elle n’est pas le handicap d’une époque. Par contre, les difficultés qui en ont découlé sont vraisemblablement nées ultérieurement.

Le monde entendant et sourd, à l’origine, communiquaient à l’aide de signes. Ils étaient capables de communiquer par signes, symboles, cris, dans la mesure où ils n’étaient pas aveugles ni muets. Qui dit communication, dit émission et réception. Ces éléments de communication étaient également perçus par tous. À ce stade, la personne sourde n’éprouvait pas de difficultés à communiquer. Allons-nous dire qu’en ce qui a trait aux cris, il devait y avoir pour elle des difficultés de réception?

Habituellement, le cri est lâché dans une situation de danger. Peut-être, la personne sourde ne l’entend-il pas? Vrai, mais il est fort plausible qu’elle utilise d’autres réflexes que l’ouie, notamment la vue ou le toucher. Donc, le cri ne constitue pas de problème de réception pour la personne sourde.

Les personnes entendantes et sourdes étaient toutes semblables à l’origine. Les difficultés sont vraisemblablement apparues avec le langage. La perte auditive entraîne une incapacité, du moins partielle, à entendre les paroles qu’émettent les autres. Il en découle un « bris » de communication. Les uns, qui entendent bien, débitent tout; les autres, qui entendent moins bien, évitent, ou « bloquent », ou « entassent » involontairement dans leur cerveau la parole proférée par les premiers. Par analogie, le circuit ne se fait pas au niveau de l’audition de la parole. De là, il se vit des situations émotives de part et d’autre.

Les personnes entendantes se servent de la parole selon les usages propres à leur environnement. Quant aux personnes sourdes, incapables de fonctionner normalement, elles vivent par rapport à ces usages une problématique qui définit leur différence. Dans le silence, elles perçoivent des difficultés à se servir de la langue de l’environnement. Faire face à cette situation peut vouloir dire pour elles vivre leur différence, mais d’abord la reconnaître. »

À la fin de la lettre, il lui mentionnait son intention de se déplacer à Montréal. « J’en profiterai, écrit-il, pour lire et effectuer des recherches dans les bibliothèques riches en littérature de tout genre. En outre, je fréquenterai tous les lieux culturels, dont les musées, les cinémas, les théâtres et les boîtes à chanson. » Enfin, si l’occasion se présentait, il espérait qu’ils s’accorderaient quelques sorties aux restaurants.

3

L’utilisation du transatlantique constituait le meilleur moyen pour se rendre à destination. La gare la plus proche se trouvait de l’autre côté du fleuve Saint-Laurent, à Rivière-Belle.

Quelques mois plus tard, à l’automne, il exécuta son projet de voyage à Montréal. Il s’y était préparé depuis longtemps et il s’attendait d’y rester pendant quelques mois. Il transportait deux valises : l’une contenait ses livres et ses manuscrits; l’autre le nécessaire de toilette et d’habillement.

Le temps était ensoleillé, mais frais. Il quitta son village natal tôt le matin. D’abord, il se rendit à cheval à Baie Murray. Ensuite, il traversa le fleuve à l’aide de la navette fluviale qui faisait la liaison entre cette localité et Rivière-Belle, où il arriva à la tombée de la nuit. Le train qui faisait le trajet entre Halifax au Nouveau-Brunswick et Montréal passait par Rivière-Belle chaque jour en après-midi. En guise d’attente, il logea à l’hôtel de la gare.

Le restaurant de la gare, où se mêlaient aux heures de pointe les voyageurs et les gens de la place, était désert. Seule, s’y trouvait attablée une cliente. Elle semblait d’âge mûr. Elle portait un tailleur gris. De taille moyenne, elle présentait un corps bien fourni, un visage pâle, des cheveux et yeux bruns. D’apparence timide, elle gardait la tête baissée. Elle lui inspirait confiance. Il se dirigea vers sa table.

- Vous me permettez, osa-t-il?

Elle inclina la tête en signe d’approbation et articula des mots inaudibles pour lui. Ils se présentèrent. Par contre, il n’entendit pas clairement son nom. Il donna par un hochement de tête l’impression d’avoir compris et ne la fit pas répéter.

- Vous voyagez, lui demanda-t-il?

- ( … ) et j’ai décidé de prendre mon repas ici car il se fait tard, répondit-elle.

- Oh! Vous logez à l’hôtel?

- Vous n’avez pas compris, répondit-elle étonnée.

L’éclairage de la salle à dîner était sombre. Elle parlait la tête baissée. Il éprouvait de la difficulté à entendre. Décontenancé, il tenta de se sortir d’embarras.

- J’ai besoin de lire sur vos lèvres quand vous parlez. Auriez-vous l’amabilité de me regarder, reprit-il?

- Vous êtes sourd, demanda-t-elle directement?

- Oui, dit-il timidement.

- Je m’en doutais. Vous aviez l’air « bizarre » par vos réponses.

- En fait, vous ne pouvez pas voir que je suis sourd, tel un aveugle. Vous le réalisez en échangeant avec moi.

- Je comprends.

Le temps avançait. L’heure de fermeture approchait. Le personnel s’activait discrètement à la remise en ordre de la salle. Nos deux convives se firent signe qu’il fallait se concentrer sur le repas.

- On se reprendra demain, si vous le voulez, lui dit-il à la fin du repas. Je quitte en après-midi. Qu’en dites-vous?

Apparemment, il n’existait plus de distance à l’amitié entre eux deux. Ils quittèrent leur table, satisfaits. Toutefois, elle ne pouvait pas lui promettre de le revoir à nouveau. Tout simplement, elle lui tendit la main. Quant à lui, il aurait bien aimé poursuivre la soirée avec elle. Il ne l’avait pas entendu dire qu’elle logeait à l’extérieur et qu’elle était de la place. Il était déçu en raison de l’occasion ratée de consolider une nouvelle amitié et du bris de communication constaté tardivement.

Cette déception s’était « logée » dans son silence, c’est-à-dire dans l’espace inoccupé et inoccupable par une parole non reçue. La personne sourde donne souvent, dans la communication, l’impression d’avoir entendu, soit en le signifiant par un geste, soit en émettant une réponse approximative, au lieu de faire répéter, parce qu’elle est animée par la peur de déranger ou, inversement par le désir de plaire. C’était le cas chez la personne sourde attablée au restaurant.

Quant à la personne entendante, elle peut laisser la personne sourde avec son problème, c’est-à-dire demeurer indifférente ou arrêter la communication. Elle peut être « fière » de son coup. Toutefois, il n’en demeure pas moins que son partenaire sourd le déçoit. L’explication donnée par ce dernier a permis dépasser ce stade émotif.

4

Il connut un sommeil réparateur. Toutefois, il ne revit pas cette charmante dame. La tempête faisait rage à Rivière-Belle. Située sur le bord du fleuve, cette localité, n’était pas protégée contre les rafales de vent qui provenaient de la vaste étendue d’eau. Il occupa son temps à lire les nouvelles locales et à échanger avec les passants. Plus le moment du départ approchait, plus le temps lui semblait s’étirer. Après le repas léger du midi, quelques heures avant le départ, son esprit erra.

En ce temps-là, il était d’âge pré-scolaire. Le temps était doux et le parterre couvert de neige. Non loin du domicile, entre deux bâtiments industriels, avait été aménagé un espace pour la patinoire. Sa mère, soucieuse de sa formation, lui avait procuré des patins.

« Va t’amuser, fit-elle, en ce début d’après-midi ».

Peu de gens s’amusaient. Il parvint difficilement à chausser ses patins. Timidement, il se laissa glisser sur la glace. Il trébuchait, il se relevait. Non loin de là, une fille du village, adolescente, qui demeurait à deux maisons de son domicile, l’observait. Elle s’approcha de lui.

Elle lui demandait s’il voulait apprendre à patiner. Il voulait bien lui répondre, mais il n’entendait pas ce qu’elle disait. Et il n’osait pas faire répéter. Il ne faisait que seriner dans sa tête : « Quoi dire, quoi dire, quoi dire, quoi dire ».

De personnalité très expressive et attachante, elle le regarda fixement :

-Je vais t’aider à te tenir sur tes patins petit homme? reprit-elle.

-Oh oui, s’il vous plait. murmura-t-il, gêné et tête baissée.

Alors qu’elle était à proximité de lui, il se cramponna à elle et, à bout de souffle, il se dirigea vers la bande de la patinoire, contre laquelle il s’appuya. Elle s’installa debout à côté de lui et elle lui expliqua, toujours le regard fixé devant lui, ce qu’il fallait faire, dont donner en alternance un coup de patin à gauche, un autre à droite, et se laisser aller. Sans vérifier s’il a compris, elle lui fit une démonstration et, après quelques coups de patin, elle lui cria : « Vois, ça glisse tout seul! »

Il saisit rapidement, grâce à son sens de l’observation. Elle le prit par la taille et, ensemble, ils ont effectué quelques manœuvres de patinage. Sa présence lui était confortable, sécuritaire et … chaude. Et, grâce à une petite poussée de sa part, il glissa sur la patinoire sans trébucher.

Il effectua des nouvelles tentatives et il progressa rapidement sous son regard admiratif. Il était satisfait et heureux d’avoir entendu les instructions et d’avoir appris à patiner avec cette voisine. Il s’était développé un affection profonde, sourde celle-là, pour elle. Il en conservera un souvenir inoubliable.

5

Il descendit du train à la gare Windsor de Montréal. Il faisait nuit. La température était froide et humide. Le thermomètre affichait –30 degrés Celsius. La tempête s’était calmée. À l’extérieur, les tramway ne circulaient plus. On apercevait de temps à autre des calèches tirées par des chevaux.

Un commis l’aida à récupérer ses bagages et, placés sur un chariot, il les transporta et déposa au centre de la gare. Autour, étaient installés des comptoirs de service. Il l’avisa que tous les services de nuit étaient ouverts et qu’il suffisait de se rendre à l’un ou l’autre, s’il avait besoin d’information ou de services.

Non loin de là, à l’un d’eux, était affichée « Réservation d’hôtel ». Il s’y rendit et, les formalités remplies, un autre commis se chargea de le conduire à la chambre désignée.

Il fit la grasse matinée. En se rendant à la cafétéria de la gare, il s’arrêta à la réception afin de renouveler la réservation de sa chambre. Par hasard, une « vieille » connaissance l’accueillit. Elle avait été une camarade de classe lors de ses études classiques poursuivies vingt ans auparavant. Il se dit qu’elle n’avait pas changé. « Si dévouée, pourquoi n’a-t-elle pas acceptée de me suivre quand je lui ai demandé sa main, se disait-il? » Elle terminait sa ronde de travail à 16 :00. Ils convinrent de souper ensemble.

Alors qu’ils étaient assis à table au magnifique restaurant « Les Trois Lucarnes », sis dans le quartier Outremont, une idée lumineuse germa en lui. Il se rappelait certaines paroles « insistantes » de sa mère, lors de son adolescence, et il en faisait le lien avec un livre sur les vieilles coutumes des habitants de son lieu natal.

- Pourquoi n’y ai-je pas pensé auparavant, lui dit-il?

- À quoi réfères-tu, répond-elle?

- Pourtant, je l’ai notée antérieurement.

- Noté quoi?

Ses yeux brillaient et sa bouche était grande ouverte, comme pour boire une délicieuse limonade. Il aiguisa sa curiosité.

- À plusieurs reprises, ma mère m’a exhorté à poursuivre mes études et à acquérir un diplôme.

- Rien de plus normal.

Il se pressa de lui dire qu’elle ne connaissait pas le fond de l’histoire, à savoir que sa mère le décourageait de travailler à domicile ou dans son lieu de résidence et qu’elle le mettait en garde contre le danger de devenir un « petit » serviteur dans l’entreprise familiale.

-Je crois comprendre pourquoi maintenant, poursuivit-il.

-Était-ce courant dans les générations antérieures? questionna-t-elle.

-Je n’en sais rien.

-Dans le temps, la mode était aux familles nombreuses. Chaque famille travaillait la terre, administrait de grandes fermes et subvenait à ses besoins de subsistance.

-Je ne vois pas le problème.

-Les plus vieux héritaient du patrimoine familial. Quant aux cadets, leur avenir était ailleurs.

-Les enfants en vieillissant ne pouvaient pas tous trouver du travail sur la ferme ou au village.

-Certains devaient migrer?

-Absolument. Et la solution résidait dans l’instruction.

-Ce qui t’es arrivé est ce qu’il y a de mieux, pensa-t-elle tout haut.

L’effort qu’il mit pour « passer à travers » en valait-il la peine? S’il n’avait pas été le cadet de la famille, aurait-il été exposé à toutes sortes de frictions dues à la difficulté d’entendre et de comprendre, à de l’incompréhension et à la risée de plusieurs confrères d’études? Aurait-il vécu et accumulé tant de frustrations et aurait-il tant été « rongé » par l’angoisse?

Elle lui prit les mains et lui affirma qu’il s’en était sorti merveilleusement bien. Il la remercia et lui mentionna que ses succès étaient dus aux encouragements et à l’aide qu’elle lui avait prodigués dans les pires moments de ses études.

Ils se rappelèrent des souvenirs de jeunesse. Elle était désolée de ne pas l’avoir suivi.. À l’époque, elle dit ne pas avoir pu envisager de quitter Montréal. Depuis lors, elle dit avoir occupé plusieurs emplois et pensé souvent à lui. Contre toute attente et après avoir longuement attendu, elle balbutia : « À bien y penser, je me demande s’il n’y avait pas un soupçon de crainte en raison de ton handicap. Maintenant, si c’était à refaire, je n’hésiterais pas à te suivre. »

Il la pressa de ne pas se faire de reproches. Il lui dit que c’était tout oublié. Il lui demanda si elle était libre pour la soirée. Ils poursuivirent leur repas et allèrent au cabaret jusqu’aux petites heures du matin. Tout se passa dans le silence, ce silence, qui parlait et était profondément partagé entre eux. Ils passèrent la nuit ensemble sourdement silencieux.

6

Quelques semaines s’étaient écoulées depuis son arrivée à Montréal. A son tour, il accueillit son ami à la gare Windsor. De chétif et humble, il était devenu corpulent et bonhomme. Il faillit ne pas le reconnaître. Ils échangèrent de chaudes poignées de mains. Il l’aida à transporter ses bagages et ils allèrent s’asseoir à l’intérieur de la gare afin d’établir leur emploi du temps.

Il apprit qu’il occupait un emploi à l’extérieur, qu’il était en congrès, qu’il resterait plus de deux jours et qu’ils pourraient s’accorder au moins deux repas ensemble.

Le dernier fut très animé. Hormis les sujets de politesse et d’actualité, il fut longuement question du thème de la lettre reçue par courrier.

-J’ai bien aimé ta lettre, dit l’ami.

-Le problème a « culminé » à la naissance du langage. Il perdure depuis ce temps-là, enchaîna-t-il.

-C’est hypothétique.

-Il n’en peut être autrement. Qui a pensé y mettre une date?

-Je comprends moins bien ton idée de vide.

-Mettons une image à la surdité, tu vois deux verres, l’un est plein, l’autre occupé selon le pourcentage de capacité d’ouie. le premier, le plein, appartient à l’entendant; le second au sourd. L’espace inoccupé du second s’apparente à ce que l’on appelle le vide. Figurativement, ce dernier est fait de néant, de non-vivant, puisque des cellules nerveuses manquent.

-C’est logique.

-Idéalement, la communication se fait sans embûches quand les verres sont pleins. Par communication, il faut entendre la parole qui se parle entre deux personnes ou plus. À tour de rôle, elles reçoivent et émettent des paroles. Au contraire, la parole n’est pas reçue complètement si les verres sont partiellement vides en raison d’une déficience, le sourd silence se définit par celle-ci, par ce vide.

-Quoi de plus vrai? Une démonstration par la maïeutique.

-Considère, maintenant, la situation du point de vue du langage. Celui-ci est constitué de caractères qui servent de matériaux à la construction de mots, de phrases, ainsi de suite, conformément à des règles communément établies. On s’en sert pour transmettre par la parole des mots, des phrases, bref le discours. La difficulté, chez le sourd, apparaît d’abord dans la communication de la parole.

-Je ne vois pas très bien.

-Dans la parole, la personne sourde tente de compenser sa perte d’ouie par la lecture des lèvres. Les mots écrits ou parlés sont distincts en tant que tels. Par contre, plusieurs se ressemblent au niveau de la prononciation. En orthophonie, ils se différencient en homophènes, c’est-à-dire qu’ils s’articulent semblablement à l’aide des lèvres : tous les mots se prononçant de la même façon appartiennent au même groupe d’homophènes. Les mots sont distingués en homophènes dans la lecture labiale. Pour la personne sourde, la lecture labiale constitue son langage du silence, c’est-à-dire qu’elle comble, quoique imparfaitement, le vide dont il a été question plus haut.

-Tu m’en apprends.

-La lecture labiale est insuffisante à combler tout ce vide, cette déficience, il n’y qu’à s’imaginer ce que donne cette lecture quand tu emploies un homophène : par exemple, en disant « pain », es-tu sûr que la personne sourde lira « pain »? ce mot se prononce comme « bain », le sourd peut aussi lire bien ce dernier mot au lieu du premier, n’est-ce pas?

-Dans ce vide créé par sa lacune auditive, le sourd peut se donner d’autres moyens pour capter les signes labiaux de la personne qui parle. Il demande, soit de répéter, soit d’épeler, soit de reproduire en geste un mot incompris s’il est prononcé séparément ou à l’intérieur d’une phrase. Il peut également demander le sujet sur lequel la personne parlante discoure, lorsqu’elle dit une phrase ou un paragraphe ou un texte. Il existe encore d’autres moyens. Tout est question de circonstances. Même là, tout n’est pas « récupéré » pour le sourd.

-C’est clair.

-Note que le sourd, malgré tout, a besoin de la compréhension des autres.

-Je n’y avais pas pensé.

-Ce n’est pas toujours agréable de répéter des mots ou de mentionner le sujet traité pour les autres.

-Imagine aussi l’embarras du sourd de devoir reprendre quelqu’un.

-Je ne voudrais pas être à sa place.

Regardons maintenant en quoi la surdité peut avoir un impact négatif sur l’écriture. Premièrement, il ne peut pas noter ce qui se dit lorsqu’il lit sur les lèvres. Deuxièmement, le fait de ne pas toujours entendre en toute circonstance lui nuit dans l’acquisition de toute la richesse de la langue. S’il ne comble pas ces mots « échappés », comment veux-tu qu’il les récupère? Rien d’autre que par la lecture et la recherche personnelle ou le « dévouement » des autres.

Après le repas, ils s’installèrent dans le hall de réception de la gare. L’ami reconnaissait que son hypothèse était fort plausible. En outre, il admettait combien il avait dû être difficile pour lui de vivre dans un environnement de langage en partie incommunicable pour lui et d’admettre sa différence. Néanmoins, il le félicitait de la reconnaître. Il avoua qu’à cette qu’à l’époque où ils se s’étaient connus, il devait son amitié uniquement à leur compatibilité de caractère. Maintenant, cette amitié s’enrichissait d’une réelle connaissance de sa différence. Dorénavant, il l’assurait de se mettre à l’écoute de ce sourd silence et d’en tenir compte dans la communication de cette langue nécessaire de notre environnement.

Avant de monter dans le train, ils se serrèrent chaudement les mains et se promirent de toujours rester en contact.

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