CLAUDE - COMBAT CONTRE L’EXCLUSION

Publié le par Bertrand Tremblay

Combat contre l'exclusion
Combat contre l'exclusion

Dans la théorie des ensembles ou la logique, l’exclusion se définit comme la « relation de deux classes ou de deux ensembles qui n’ont aucun élément commun » (LEGRAND). Dans la réalité, ce concept peut contenir une connotation positive : la possession d’une auto de luxe si elle est exclusive à une classe sociale, par exemple. À l’opposé, il peut posséder une connotation négative. Par exemple, une personne ou un groupe de personnes vivent l’exclusion si l’accès à des services ou à des activités leur est refusé. Il en est semblablement des limites d’accès à des ressources humaines ou financières en raison de critères exclusifs.

Certaines exclusions s’avèrent insurmontables et ne se résolvent, entre autres, que par l’isolement; d’autres sont surmontées en faisant disparaître les injustices grâce à des interventions publiques ou privées et résultent en des accommodements ou en des changements de comportements et d’attitude; d’autres encore dépendent de sa prise en charge par la personne qui vit cette exclusion. Dans le domaine de l’emploi, malgré sa compétence, des barrières peuvent être érigées contre elle. Notre propos vise cette personne.

Nous verrons comment elle a mené son combat. D’abord, voyons-la à l’œuvre dans sa recherche d’insertion professionnelle à un emploi conforme à ses compétences. Ensuite, tentons une chronologie de sa progression familiale, académique et personnelle. Enfin, examinons jusqu’où celle-ci l’a menée. Nous en tirerons sûrement quelques leçons.

À compétence égale, emploi égal ?

Claude, puisqu’il s’agit de cette personne, possédait un très bon potentiel : formation professionnelle, désir et capacité de réalisation et de performance. Ce potentiel était reconnu académiquement, c’est-à-dire attesté par des diplômes, et dans son entourage. Toutefois, un doute planait face à un employeur. On se disait, en le voyant : « Il a un tare physique. Il n’y a pas de place pour lui. »

Il visait une profession en demande. Il s’était préparé sérieusement quant à son insertion professionnelle sur le marché du travail. Or, il s’assura d’apparier ses compétences, de même que ses capacités, à celles décrites dans la documentation officielle. Donc, au faîte de sa formation, il participa à la campagne annuelle de recrutement organisée par les représentants d’entreprises à la recherche d’un personnel fraîchement formé et compétent.

Muni de son curriculum vitae, il s’adressa aux représentants concernés par sa profession. Ceux-ci acceptèrent de l’écouter et de l’introduire dans le processus de sélection jusqu’à la prise de décision. En fin de compte, d’autres candidats lui étaient préférés. Il en conclut que le principe d’égalité en emploi était hors de sa portée.

Le monde des compétences est animé par la recherche des meilleures habiletés et de la performance, concurrence oblige. En outre, il met en valeur, entre autres, l’apparence de la personne et l’aisance dans la communication. Claude possédait ces qualités et se sentait prêt à se faire une place dans ce monde. Toutefois, informés de sa déficience auditive, les employeurs semblaient nourrir un doute sur sa capacité à l’occuper.

Le langage comprend un ensemble de règles acceptées conventionnellement par la communauté. Dans la communication orale, l’usage de ce langage peut être problématique pour la personne qui vit avec une déficience auditive, partielle ou totale. Elle entend mal ou n’entend pas du tout les sons et les mots nécessaires à sa transmission. Tel est probablement le cas dans le monde des compétences, lieu où le langage parlé est largement utilisé.

Face à l’accueil reçu au seuil du monde des compétences, Claude vivait insidieusement l’exclusion. Il l’avait surmontée en s’intégrant dans le monde des entendants, grâce à l’utilisation systématique de tactiques que nous verrons plus loin. Pour parvenir dans le monde des compétences, il devait emprunter un détour.

La scolarité constitue, après l’éducation familiale, le chemin de l’acquis et de la reconnaissance du langage; la profession, couronnée du diplôme, celui de l’acquis et de la reconnaissance des compétences. En effet, cette dernière peut être entachée de préjugés et de discrimination.

Claude était issu d’une famille dont le père exerçait la profession de courtier en valeurs mobilières. La richesse matérielle s’était accumulée au fil des ans. De cette famille, naquit plusieurs enfants : il en était le dernier.

Durant ses premières années, il ne parlait pas. Par contre, il était très alerte. Il bougeait à la vue de tout objet et il relevait la tête ou il dirigeait son regard vers lui. Devant les gestes des mains ou les mouvements des lèvres que faisait sa mère, il ne réagissait pas. Il la fixait du regard ou il faisait un léger mouvement des yeux en signe de réponse. Dans sa tête, ne se manifestaient que bourdonnements, vibrations et murmures. Pour sa mère, il ne fut pas facile d’en déduire une déficience. Lorsqu’ elle s’en convainquit, elle se rendit chez un spécialiste, un oto-rhino-laryngologiste (ORL).

- Docteur, dit-elle, je ne sais pas ce qui se passe chez-lui. Il réagit drôlement.

- Laissez-le moi, je vais l’examiner.

Le médecin amena Claude dans une pièce adjacente. Après l’examen, il revint.

-Il a les végétations.

-Que suggérez-vous de faire?

-Il faut l’opérer.

-Est-ce que cela va l’aider à mieux entendre?

-Je ne peux pas le garantir.

Claude avait près de quatre ans lors de cette intervention. Elle ne lui redonna pas la faculté d’entendre. Par contre, il commença à balbutier des mots. « Est-il trop tard pour lui? Non, se dira sa mère, déterminée. »

Dans l’apprentissage de la langue, elle commença à lui montrer des images d’objets, d’animaux et d’êtres humains : chien, chat, âne, chaise, table, lit, petit Jésus dans la crèche, Christ sur la croix, etc.,. Ensuite, elle associa chaque image à son nom. Enfin, elle l’initia à l’écriture.

Dans l’apprentissage de la parole, elle usa de différentes tactiques. D’abord, pour prononcer un mot, elle plaçait la bouche près de son oreille droite et elle touchait son corps, puisqu’il ne percevait que la vibration de sa voix. Ensuite, elle s’installait droit devant lui pour qu’il le lise sur ses lèvres. Patiemment, elle le faisait répéter. Sans relâche. Ainsi, il pénétra dans la « norme » du monde des entendants.

Sa mère maintint ces tactiques d’associer le mot à l’image et de lire sur les lèvres, durant les études primaires de Claude. Elle révisait avec lui les leçons et l’aidait à rédiger ses devoirs. En outre, durant les cours, elle s’assurait qu’il soit assis à la première rangée de la salle pour mieux voir la maîtresse d’école et le tableau et pour ne pas être distrait par les autres.

Lorsqu’il entreprit ses études classiques et ses études universitaires loin du village natal, l’absence de sa mère affecta Claude. Toutefois, habité de son image, il puisait en elle le courage nécessaire pour obtenir les arrangements nécessaires à son parcours académique. Outre les tactiques apprises antérieurement, il s’entoura des amitiés nécessaires pour la prise de notes et les révisions de cours.

Il termina ses études, non sans connaître des échecs, des remises en question de son orientation et des changements de domaine d’études. Il surmonta ses difficultés d’apprentissage grâce à un travail soutenu et à l’aide extérieure. En outre, il se prépara consciencieusement à son insertion future sur le marché du travail par des formations dites « accessoires ». Désirait-il corriger un défaut de langue ou converser en anglais? Désirait-il se familiariser avec les notions philosophiques, psychologiques, commerciales ou financières? Les démarches requises à l’amélioration de sa diction ou à celle de ses connaissances lui furent dictées par son ange, qu’il appelait avec humour son parrain.

Il avait gagné son combat contre les obstacles à l’insertion dans le monde des entendants. Il entreprenait maintenant son insertion au monde des compétences.

Le détour

Claude, outre sa participation à la vaste campagne de recrutement annuel du personnel universitaire, entreprit d’intégrer le marché du travail par l’envoi d’une demande d’emploi dans toutes les entreprises à la recherche de compétences correspondant aux siennes. De plus, il soumit des lettres de recommandations, tant du milieu scolaire que du milieu de travail. Afin de sélectionner les réponses les plus adéquates à sa demande, il sollicita l’aide des agents d’emploi. Le constat fut le même que lors de la campagne de recrutement. L’accès au monde des compétences lui était refusé.

Financièrement, Claude ne dépendait plus de ses parents. Il logeait seul dans un plain-pied et il devait subsister par lui-même. Pour survivre, il se résigna à chercher un poste semi qualifié ou d’assistant.

Claude était un homme grand et costaud. Sa stature lui ouvrit les portes à des emplois comme exécutant ou assistant dans les secteurs de la construction, du transport, de la livraison et des services, où la force était requise. Il occupa tour à tour des emplois temporaires de type contractuel, saisonnier ou à temps partiel.

Il tira avantage de cette situation qui consistait à vivre des revenus de son travail et de l’assurance-emploi. Ses périodes de congé du travail servirent à actualiser ses acquis antérieurs par la formation continue ou de perfectionnement et par la spéculation mobilière ou immobilière. Il emprunta ce détour pour parvenir à la reconnaissance de ses compétences.

Rien ne transpirait de ses projets. Abonné à des revues d’affaires, il s’informait de l’actualité financière et en suivait l’évolution du marché. Pourvu d’une liste d’experts et de conseillers, il recherchait avis et conseils. Muni de sa calculatrice, il évaluait les possibilités de rendement d’investissements et de placements. Tout se passait dans l’anonymat.

La réalisation de rendements financiers et immobiliers mène à la possession de biens et de liquidités et, incidemment, à la richesse, au pouvoir et à la prospérité : toutes des marques de reconnaissance. Cette perspective le faisait rêver. Son premier geste fut de consulter un conseiller financier.

- Quel objectif recherchez-vous, lui demanda le conseiller?

- Rendement, répondit Claude. Je veux investir plus tard.

- Comment pouvez-vous placer?

- Mettons 10 000 $.

- J’ai de bons fonds. Certains d’eux ont connu un rendement de 30 % sur une période de 5 ans. - J’ai aussi un titre très prometteur, un « Blue Chip ». Il s’agit de BN : petite entreprise bancaire, personnel jeune et dynamique, investissement de 30 millions de dollars à court terme, rendement potentiel spectaculaire.

- Je vais y réfléchir.

Il plaça ses économies en majorité dans un fonds commun de placement. Quant à l’achat du titre BN, il y risqua le dixième, soit 1 000 $ de ses économies. Il suivit l’évolution de ses placements. Son objectif inavoué, le triple de la mise, fut atteint et dépassé au bout de quelques années.

Satisfait des rendements accumulés, il décida d’investir ses gains dans l’achat de propriétés immobilières. Ce genre d’investissement est plus sûr que l’achat de titres. En outre, il est possible, à l’aide des retours sur investissements, d’accumuler des propriétés sans verser de liquidités. Il consulta un agent immobilier.

- Comment voulez-vous acquérir la propriété? lui demanda l’agent.

- Je veux du financement hypothécaire, dont 25 % en mise de fonds, répondit Claude.

- Pourquoi autant de capital? Je peux vous en financer une partie.

- Je tiens à ce que mon investissement rapporte immédiatement. Dès la première année, mes revenus de loyer doivent payer les dépenses d’opération et d’intérêts.

- Ce qu’il vous faut, c’est une propriété pas trop vieille, qui ne demande pas trop d’entretien et peu de rénovations.

- Je suis d’accord.

Quelque temps après, Claude acheta une propriété à revenus. Ce fut le début d’une suite d’investissements et de placements.

Claude partageait son temps entre le travail temporaire et la surveillance et la gestion de ses acquisitions. Son budget de fonctionnement générait des liquidités qui assuraient la survie de ses entreprises et servaient à l’accumulation du capital. Après plusieurs années de ce va-et-vient, était venu le moment d’en faire le bilan.

Une place au firmament des compétences

Le monde des compétences ne favorisa pas Claude. Face à l’incommunicabilité qui lui avait été réservé, il s’était taillé une place à sa mesure. Établie initialement sur des bases solides, elle prenait continuellement de l’expansion.

Au départ, Claude voulait se sortir de l’isolement dans lequel il risquait de s’enfermer. En raison de sa déficience auditive, la compétence acquise en milieu scolaire ne lui était d’aucune utilité quant à son insertion professionnelle. Contourner cette exclusion consistait pour lui à ne pas compter sur les entreprises et à adapter ses compétences à ses propres visées : construire un habitat pour lui et ses semblables.

Les tactiques de communication, apprises dès son jeune âge, l’aidèrent dans son perpétuel combat contre les difficultés d’intégration au monde des entendants. En outre, sa progression académique le conduisit au seuil du monde des compétences. Son accès nécessita un autre combat, celui du détour vers le succès financier.

Au fur et à mesure que sa prospérité grandissait, Claude embaucha du personnel compétent sans discrimination. « Chaque personne à la bonne place, se disait-il. » En outre, il s’assura de rendre disponibles ses propriétés en les louant aux entreprises qui recherchaient des compétences nécessaires à leur expansion et, au besoin, il ne leur refusa jamais sa collaboration à la recherche de services ou de ressources utiles à leurs activités. Enfin, il instaura des relations de confiance avec elles.

La place acquise par Claude lui donnait beaucoup de visibilité. Il était présent dans différentes sphères d’activités économiques et financières. Il possédait son propre réseau d’affaires. Il participait à différentes activités communautaires et sociales et il contribuait financièrement à des œuvres de bienfaisance. Grâce à cette place, il sortait de l’anonymat et de l’isolement. Cette place était l’empreinte de ses compétences. Par elle, il accédait à ce firmament.

Tous en retirèrent des bénéfices: les entreprises par sa participation à leurs activités; les travailleurs embauchés sans discrimination par les emplois qu’il leur offrait; les secteurs de l’activité humaine par ses encouragements et par l’accumulation de la richesse collective; la société par l’instauration de la justice dans l’emploi; Claude, lui-même, par le statut qui lui était donné.

En aurait-il été autrement si les compétences de Claude avaient été reconnues à la fin de ses études? Il y a lieu de croire que, dans son aventure, ce dernier s’était outillé suffisamment pour adapter dans la communication son résidu auditif au langage courant, domaine qui faisait défaut chez les entreprises à qui il avait offert sans succès ses services.

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